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Un philosophe

Ce philosophe des nuits

Le chiffonnier, ce philosophe des nuits, qui s'en va, dans la ville, la hotte sur le dos et le crochet à la main, je ne sais pas si nous avons le droit de placer son industrie parmi les petits métiers. La plupart du temps, le chiffonnier est un philosophe grave et sérieux qui dort tout le jour, qui travaille toute la nuit. Le chiffonnier est inexorable comme le destin, il est patient comme le destin : il attend ; mais quand l'heure du crochet a sonné, rien ne peut arrêter son bras. Tout un monde a passé dans sa hotte! Les lois de l'Empire, dans cette fosse ambulante, courent rejoindre les décrets républicains ; tous les poèmes épiques depuis Voltaire y ont passé; tout le journal, depuis trente ans, s'est englouti dans cet abîme sans fond, non pas sans avoir dévoré tout ce qui s'était remis debout. La hotte du chiffonnier, c'est la grande voierie où viennent se rendre toutes les immondices de la prose, des vers, de l'éloquence, de l'imagination, de la pensée. Sous ce rapport, le chiffonnier est un être à part, qui mérite son histoire à part. Le chiffonnier est bien mieux qu'un industriel : le chiffonnier est un magistrat, le magistrat qui juge sans appel de la gloire humaine ; il est tout à la fois le juge, l'instrument et le bourreau.

Jules Janin, Un hiver à Paris, 1843.

Les artistes de l'époque romantique (poètes, dramaturges, écrivains, peintres) s'emparent du personnage du chiffonnier pour en faire un philosophe qui, parce qu'il est libre et vit au jour le jour, leur apparaît dégagé des contingences matérielles : il connaît la nature humaine car c'est un flâneur au regard acéré.

« Voyez ce chiffonnier qui passe, courbé sur sa lanterne pâlotte ; il y a en lui plus de cœur que dans tous ses pareils de l'omnibus. »

Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant II.

Le vin des chiffonniers

Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère
Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,
Au cœur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux,
Où l'humanité grouille en ferments orageux,

On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,
Buttant, et se cognant aux murs comme un poète,
Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
Epanche tout son cœur en glorieux projets.

Il prête des serments, dicte des lois sublimes,
Terrasse les méchants, relève les victimes,
Et sous le firmament comme un dais suspendu
S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.

Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,
Moulus par le travail et tourmentés par l'âge,
Le dos martyrisé sous de hideux débris,
Trouble vomissement du fastueux Paris,

Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles,
Suivis de compagnons blanchis dans les batailles,
Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux ;
Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux

Se dressent devant eux, solennelle magie !
Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie
Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,
Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour !

C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole
Le vin roule de l'or, éblouissant Pactole ;
Par le gosier de l'homme il chante ses exploits
Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.

Pour noyer la rancœur et bercer l'indolence
De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,
Dieu, saisi de remords, avait fait le sommeil ;
L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil !

Charles Baudelaire, Les fleurs du mal.

Chiiiiiiiiffonnier !

Chiiiiiiiiffonnier !

La médaille du chiffonnier

La médaille du chiffonnier

Une corporation

Une corporation

Un philosophe

Un philosophe

La collecte du biffin

La collecte du biffin

Les biffins se rebiffent

Les biffins se rebiffent

Les fortifs et la zone

Les fortifs et la zone

Au pays des chiffonniers

Au pays des chiffonniers

Les chiffonniers d'Emmaüs

Les chiffonniers d'Emmaüs

Jopie Huisman, le peintre-chiffonnier

Jopie Huisman, le peintre-chiffonnier

Les temps modernes

Les temps modernes

Le chiffonnier, Edouard Manet, 1869.
Le chiffonnier

Le Chiffonnier (1869) appartient à la période naturaliste de Manet. Il est peint dix ans après Le Buveur d'absinthe (1859), qui valut à l'artiste son premier refus au Salon, et qui représentait lui aussi un chiffonnier alcoolique en chapeau haut-de-forme. Celui-ci, coiffé d'un chapeau melon, apparaît avec sa barbe blanche un peu plus philosophe que le premier - une vision romantique montre alors le chiffonnier comme un homme libre, travaillant quand il le veut.

On peut voir dans l'homme de 69 une forme d'hommage à Baudelaire, l'ivrogne-poète-philosophe ami de Manet mort deux ans plus tôt. Quoi qu'il en soit, le style est ici encore influencé par Vélazquez, en particulier par Le Menippe, dont le chiffonnier français est le sosie. Manet adorait la peinture de Velazquez, c'est vrai, mais Napoléon III venant d'épouser une belle ibérique, l'Espagne était à la mode, et le Français avait soif de réussite et de reconnaissance.

Mais le naturalisme de sa peinture choque encore le public - et enthousiasme, bien sûr, Emile Zola, qui défend Manet au Salon de 1866, devient son ami, et se fait portraiturer par lui en 1868.

Edouard Manet

Auguste Manet, le père, était haut fonctionnaire au ministère de la justice. La mère, née Fournier, était la fille d'un diplomate. C'est dans cet univers bourgeois, au 5 de la rue Bonaparte, que naît Edouard Manet, le 23 janvier 1932. Il sera un piètre élève, effronté, passant son temps à caricaturer ses professeurs. Auguste voulait que son fils étudie le droit, le fils choisit la marine, s'embarque à 16 ans sur un bateau-école à destination du Brésil, mais rate à son retour l'entrée à l'Ecole navale. Il sera donc peintre.

En 1849, Manet entre dans l'atelier de Thomas Couture.
Il y reste six ans, durant lesquels il apprend, copie au Louvre (Titien, Rubens), voyage (Hollande, Italie, Allemagne, Europe centrale), et ne parvient pas à convaincre son maître. Il expose son premier tableau au Salon de 1859 : Le Buveur d'absinthe, influencé par Velazquez dont Manet écrira, dans une lettre envoyée à Baudelaire, qu'il est le plus grand peintre qu'il y ait eu. Ce sera le premier camouflet : le tableau est refusé à cause de sa trivialité (le naturalisme) et de son manque de finition.

Le second camouflet est un véritable scandale : en 1863, Manet expose trois œuvres au Salon des Refusés, deux espagnolades et le fameux Déjeuner sur l'herbe. La crudité, la violence des couleurs, l'obscénité du sujet, tout concourt à rendre le tableau insupportable à son époque. Deux ans plus tard, il recommence en exposant une œuvre volontairement provocatrice, l'Olympia, mais qui provoque un tel tollé que le peintre en est touché. La reconnaissance vient une dizaine d'années plus tard : Durand-Ruel vend enfin ses tableaux. Vénéré par les jeunes peintres impressionnistes, Manet accompagne ces derniers sur le motif et peint en plein air. Mais à partir de 1876, atteint d'une grave maladie neuromusculaire, il ne quitte plus son atelier. Souffrant atrocement, il peint sa dernière grande œuvre en 1882 (Le Bar des Folies Bergères), est amputé du pied gauche le 19 avril 1883, et meurt le 30 avril après une agonie que Berthe Morisot, sa belle-sœur, qualifie d'épouvantable.

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